A son entrée dans la police, elle avait été à des années lumières de penser qu’elle s’engageait dans un job qui se résumait presque uniquement en un mot. Attendre. Kuon avait passé une journée insipide. Le genre de journée où rien ne se passe. Le genre de journée où elle restait assise des heures derrière un bureau à chercher quelque chose, sans savoir quoi. Elle avait beau tout épier, lancer des recherches plus ou moins judicieuses sur son ordinateur, quand on a pas de piste… on a pas de piste. Quelque part, ça la rendait folle de se dire qu’elle devait patienter, que les personnes sur qui elle enquêtait daignent lui laisser un indice.

C’est donc las, en fin d’après-midi, que la jeune femme s’apprêta enfin à quitter son bureau, lorsque son téléphone se mit à tinter pour la première fois de la journée. C’était un message du patron, pas très clair à la vérité. Elle ne parvint qu’à en déduire qu’elle devait le rejoindre dans les couloirs. C’était vague. Très vague. Elle lui renvoya un texto, le priant d’être plus précis. Ne recevant pas de réponse et ne tenant plus en place, la policière finit pas se mettre en tête de le retrouver par elle-même. Elle ne pouvait plus supporter l’atmosphère confinée et le silence du bureau. Elle quitta donc son lieu de travail, s’arrêtant simplement acheter un café, aromatisé à la noisette. Enfin il fallait l’imaginer très fort, la noisette. Qu’importe, ça donnait un goût plus sucré à la boisson. Kuon n’aimait pas réellement le café, trop amer pour son palais délicat, mais ça avait l’avantage d’être peu cher, et surtout, on en trouvait partout. Son gobelet à la main, elle se remit en route, déambulant au hasard dans la ville.  

A cette heure-ci de la journée, les couloirs étaient très fréquentés. Des dizaines de personnes se croisaient d’un pas plus ou moins pressé, arpentant sans relâche les mètres de tube transparent. Voir l’eau sombre autour d’elle donnait le tournis à la jeune femme, aussi préférait-elle se concentrer sur les figures. Elle aimait étudier les visages, comme si un simple coup d’œil pourrait lui permettre de dénicher quelque chose de louche. Evidemment, tout le monde cachait quelque chose, même Kuon. Fixer des inconnus ne la mettrait probablement pas sur une poste tangible, mais ça l'occupait. Dans son esprit, tout le monde était suspect, même parmi ses compatriotes. Aussi bien cette femme qui marchait d’un pas tout calculé, que cet homme le visage dissimulé sous un chapeau, ou celui-ci, avachi dans un coin de l’allée… Elle tomba en arrêt, croyant reconnaître la chevelure flamboyante du type recroquevillé. Elle s'approcha un peu pour confirmer. Pas de doute, c’était bien son patron. Il avait une mine effroyable.

▬ Chronos mais … qu’est ce que tu fais assis par terre ? Demanda-t-elle, incrédule.

Elle demeura un instant en arrêt devant la loque qu’était actuellement son boss. Chronos le saint chef de la police secrète abattu, brisé par l’alcool. La jeune femme s’approcha et s’accroupit devant lui. Intérieurement, elle se demanda pourquoi il avait bien pu boire autant, en pleine journée. Pourtant, Kuon ravala ses questions, estimant qu’il était préférable dans un premier temps de s’occuper de l’état du patron, et accessoirement de l’emmener dans un endroit moins en vue. Elle soupira, mal à l’aise devant l’état de l’homme. D’habitude, c’était elle qu’on ramassait dans la rue à pas d’heure, ivre morte et hurlant à la mort tout ce qui lui passait par la tête.

▬ Ecoute Patron, faut pas rester ici. Je vais te ramener chez toi d’accord ? On va essayer de te chercher un seau pour vomir et après tu me raconteras ce que tu veux oublier avec tant de force.

Elle saisit la main de Chronos et se redressa, tirant sur le bras tout mou pour l’aider à se relever. Elle ne savait pas expérience que boire pour oublier c’était encore la pire des solutions. On se reprenait toutes nos idées noires à la figure une fois le cerveau reconnecté. Soutenant comme elle pouvait son patron, la jeune femme se mit en marche d’un pas lent en direction de son habitation.  

▬ Ça va aller ?  Grommela Kuon, que la situation troublait. Elle ne savait pas vraiment quelle attitude adopter avec les gens ivres, du moins quand elle-même était sobre.

Kuon le regarda vomir, détournant légèrement les yeux pour éviter d’avoir à voir la mixture vineuse qui s’échappa des entrailles en vrac du patron. Sans doute que ça irait mieux après, valait mieux que ce soit dehors que dedans. Enfin c’est ce qu’on disait. Il s’excusa brièvement, pianotant vainement sur son clavier, avant de renoncer. La jeune femme haussa les épaules. Les badauds observaient l’ivre et la jeune femme d’un œil mauvais. C’était plutôt compréhensible sachant qh’il venait de repeindre le couloir. La policière décréta qu’il était temps de décamper, avant qu’on leur demande de ramasser. Elle attrapa le bras de Chronos pour l’aider à avancer. Elle ployait un peu sous son poids, mais elle se força à ne pas décrocher, chassant au loin l’idée qu’il puisse à nouveau dégobiller.

Après de longues minutes de marche hasardeuse, ils finirent pas atteindre la résidence qu’habitait le chef de la police. Grâce à des technologies que Kuon ne saisissait pas tout à fait, ils parvinrent à entre sans passer par la case « recherche des clés ». Elle longea le couloir jusqu’à la pièce principale et laissa Chronos s’étaler à sa guise sur le canapé. Elle n’était pas une très bonne garde malade, mais elle se permit de se glisser dans la cuisine. Elle lui aurait bien proposé son propre café, mais il était froid. Elle en prépara donc un nouveau qu’elle rapporta à son camarade.

▬ Tu devrais boire ça, ça te réveillera un peu. Suggéra-t-elle en lui tendant la tasse. Elle s’installa à côté de lui et le dévisagea. Alors, qu’est ce qu’il t’es arrivé ? Et quand tu veux que je vienne te chercher, soi plus précis sur la localisation… encore une chance que je sois tombée sur toi !

▬ Je… je suis désolée Chronos souffla-t-elle en baissant les yeux.

Kuon n’était pas particulièrement proche de ses parents non plus, surtout depuis que son père l’avait viré de la maison le jour où elle lui avait fait savoir qu’elle ne souhaitait pas poursuivre sa carrière scientifique. Malgré tout, apprendre leur mort serait un coup infâme à supporter. Ses parents restaient ceux qui l’avaient élevés. Ceux qui avaient fait d’elle ce qu’elle était aujourd’hui, elle ne pouvait que les en remercier. Son patron pleurait. La jeune femme en fut embarrassée. C’était comme quelque chose qu’elle n’aurait pas du voir, une partie faible et cachée du chef qu’elle connaissait habituellement. Mal à l’aise, elle ne savait trop que dire ou faire pour briser le silence ponctué de ses sanglots. Devait-elle le briser d’ailleurs ?

Le regard par terre, elle hésita un instant avant de se laisser à aller à enlacer ses épaules de ses bras malingres. Elle n’avait jamais été très douée pour partager la peine des gens et était maladroite quand venait le moment de les consoler, mais la douleur était quelque chose qu’elle ne parvenait pas à supporter. Elle se sentit stupide à l’étreindre ainsi, mais c’était bien la seule idée qu’elle avait eu, et elle songea que dans un moment pareil, elle aurait aimé qu’on en fasse autant pour elle. D’autre part, ça lui permettait de ne plus voir les larmes qui coulaient sur les joues de son boss.

▬ Je suis vraiment vraiment désolée. On retrouvera qui a fait ça. On les retrouvera forcément. Tu peux pleurer autant que tu veux, je récurerais après.

Parler de vengeance n’était peut-être pas la meilleure des idées. Kuon doutait effectivement qu’il pensait à quoi que ce soit de violent en ce moment, et sans doute ne voulait-il d’abord digérer l’idée qu’il ne reverrait pas ses parents avant de se demander qui et pourquoi. Il se blottit un peu plus contre elle, et son malaise s’évanouie. Au moins, Chronos ne semblait pas trouver son élan d’affection déplacé. Ce n’était vraiment pas une habitude pour la jeune femme se montrer empathique. Elle était bien trop pudique pour dévoiler ouvertement ses sentiments, et son manque d’empathie envers les autres lui étaient souvent reproché. Elle ne se sentait juste pas adroite en ce qui concernait les émotions, comme un phénomène qu’elle ne parvenait pas à nommer.

▬ Non rassure-toi. Ce n’est pas moi. Murmura-t-elle en riant doucement. Mais permet moi tout de même de te présenter mes condoléances.

Tuer des petits vieux d’Okeanos ? Jamais. Des petits vieux d’Earthea, ou mieux, de Caelestis, ça se négociait. Mais pas des aïeux, elle les respectait trop. Qui plus est ceux de son patron. L’idée de se trouver dans son collimateur ne l’enchantait guère. Elle était du côté des gentils après tout. Kuon ne savait pas trop quoi faire de ses mains, ni si elle devait bouger ou pas. Elle laissa simplement Chronos se calmer contre elle. Une larme tiède vint se déposer au creux de son épaule.

▬ Y a pas à me remercier, que tu sois mon supérieur ou pas, je serais venue quand même.

Le boulot. La jeune femme aussi, elle n’avait que ça. Sa vie ne se résumait presque qu’à ça. Travailler, enquêter, rechercher. Le reste du temps, pour détendre son petit cerveau surchauffé, elle le refroidissait avec un bon mojito-fraise bien frappé. En réalité, elle n’avait clairement pas de vie en dehors de la police. Elle ne fréquentait que des collègues en dehors du boulot. Elle habitait même chez Suzuki, son propre senpai. Ça ne lui déplaisait pas, c’était un univers clos et rassurant, elle savait qu’elle pouvait avoir confiance en eux. Les gens extérieurs, mêmes ses compatriotes, semblait étrangers à ses idéaux de justices. Du reste, sa famille, Kuon ne la voyait plus, et elle n’y tenait pas.

▬ Je sors parfois, avec Onisim, avec d’autres collègues. On va dans les bars, on boit, beaucoup. Un peu trop. Mais c’est tout. Je ne fréquente personne d’extérieurs à la police, ou presque. Je suppose qu’on est une sorte de famille.

Elle s’installa plus confortablement sur le canapé, croisant ses jambes en se frottant le menton du bout des doigts.

▬ La police prend du temps. Je suppose qu’on est tous un peu pareil. C’est pas simple d’avoir une vie quand on doit rester dans l’ombre. Et puis fréquenter des gens, d’autres gens, ça veut dire leur mentir. J’aime pas mentir. Je préfère m’entourer de personne pour qui je n’ai pas à avoir de secret.  

C’était vrai. Elle avait lu quelque part qu’une femme ne pouvait garder un secret qu’en moyenne quarante-sept heures. Ce délai s’amincissait d’autant plus quand elle était ivre. Si elle avait eu à voir régulièrement des « civils », voilà longtemps qu’elle aurait laissé échappé la vérité sur son véritable travail.