talk is cheap

Prévisible ? LUI ?
Esel ne reculait devant rien, le talent de la lancière obligeant le jeune homme à faire un usage complet de son arsenal de coups, parades et feintes savantes…
Et elle venait de lui dire qu'il était trop prévisible ! N'importe quoi !

« Vous plaisantez, j'espère ?! » Il plaça un contre rageur, que Rhéa para sans difficulté. « Et vous, vous ne tenez pas votre lance assez fermement ! » Aussitôt, il enchaîna par un coup qui semblait dirigé vers la tête de la lancière. Au dernier moment, il abaissa son épée pour la frapper au côté. Les deux armes se heurtèrent dans un bruit qui résonna alentour. Il chargea Rhéa, et le champ d’entraînement retentit du fracas furieux de leur combat ; leur duel dura une bonne partie de la matinée, car, malgré les talents d'Esel, elle restait un adversaire redoutable.
Tout inventif qu’il fût, la lame de Rhéa arrêtait toujours la sienne.

Sa collection de bleus et de courbatures lui rappelait l'entraînement de cet après-midi. Elle n'y allait pas avec le plat de la lance... Il n'était pas le seul à compter ses bleus ce soir, ce qui lui apporta une certaine satisfaction.
Esel avait été celui à lui proposer de sortir en ville après l'entraînement. Normalement, c'était quelque chose qu'il faisait souvent, mais la perspective de le faire avec une collègue le rendait un peu nerveux, comme si on allait les reconnaître et raconter des choses sur eux. Esel n'avait rien contre le fait qu'on raconte des choses sur lui, il aimait ça, même, tant que les dits racontars restaient positifs...
Enfin, c'était normal, non ? Tous les collègues faisaient ça de temps en temps. Il n'y avait pas de quoi s'inquiéter.

Il salua la jeune femme, qui s'était habillée aussi simplement que lui. C'était un peu étrange de voir Rhéa hors de ses atours de Générale, sans la lance ni l'armure. Il avait l'impression de la voir déguisée ou... ou juste en-dehors de la sphère du travail, telle qu'elle était vraiment, à vrai dire.

Il s'assit à une table en terrasse, et invita Rhéa à faire de même. La dernière fois qu'il s'était retrouvé à ce bar, c'était avec une interlocutrice qui lui laissait un souvenir nettement moins agréable... Il écarta ces pensées. Inutile de repenser à ce maudit épisode. Elle n'avait vraiment pas l'air de l'étoffe des gens malhonnêtes...

« Je vais prendre... » réfléchit Esel, qui avait déjà les yeux à moitié rivés sur la carte « ça. » Il montra au serveur la boisson la plus alcoolisée de la carte, et la plus chère, aussi, en pensant benoîtement que ça impressionnerait Rhéa. « Et vous, Rhéa ? »

talk is cheap

Il était habillé simplement, mais ses vêtements avaient été choisis avec un soin impeccable. Il fallait que le Champion soit présentable, car il était l'extension de la présence de la Reine. L'importance qu'Esel accordait à cette simple règle était parfois... variable. Mais il restait un Champion apprécié de son peuple. Il lui semblait.
Esel n'acceptait rien de moins.

« Tant que ça ? Je suppose que l'armure fait partie du personnage... »

Le serveur interrompit sa phrase en déposant deux verres et deux bouteilles sur la table. Sans plus tarder, Esel saisit la sienne avec des yeux gourmands et remplit son verre.

« A la vôtre ! » Le Champion fit tinter son verre avec celui de sa voisine, puis prit quelques gorgées. « J'espère que vous tenez l'alcool, Générale. Montrez-moi ce que vous avez dans le ventre », fit-il d'un ton malicieux. Il avait simplement déplacé le défi de cet après-midi autour de cette table. Sauf que cette fois-ci, il avait bien l'intention de gagner ! Eh, après tout, elle avait pris un breuvage aussi fort que le sien...

in vino veritas

Elle marchait pas, elle courait ! Esel avait amené son défi dans une sphère où il était le meilleur. Si seulement il avait su que sa collègue avait déjà des antécédents avec l'alcool...

« Je ne suis pas susceptible à ce point. »

Peut-être un peu... Esel préférait dire qu'il avait beaucoup de fierté. Dire qu'on était un fier homme, ça faisait tellement plus socialement acceptable que d'admettre qu'on avait les chevilles gonflées à bloc. Ou du moins qu'on faisait semblant de les avoir... Esel prit de grandes gorgées d'alcool, reposant un verre vide sous le nez de Rhéa avec la claire intention de la provoquer.
En voilà un moment parfait pour poser la question qui lui pesait dans un coin de la tête depuis un moment !

« Au fait. J'ai fait quelque chose pour vous offenser, aux Jeux Atlasiens ? Quand j'ai séparé la Reine et cette scientifique, vous m'avez lancé un de ces regards... »

Le regard foudroyant de Rhéa dans les gradins ne lui avait pas échappé. Peut-être que c'était seulement le résultat des remous constants de l'humeur de la jeune Générale, ou peut-être qu'elle trouvait qu'il avait adopté un comportement indigne d'un Champion. Peu importe, Esel trouvait qu'il s'en était plutôt bien sorti. Mais tandis qu'il n'y avait ni Champion, ni Générale, et qu'ils discutaient à froid, c'était le meilleur moment pour mettre les choses au clair si souci il y avait.

in vino veritas

« Euh... Mh. »

Esel prit une grande gorgée de son verre. Donner une réponse adéquate à Rhéa... c'était comme essayer de résoudre une sorte de problème à treize inconnues. Il ne lui dirait pas ce qu'elle voulait entendre, même s'il essayait. Il se planterait forcément.

« Rhéa, si je devais le refaire, je le referais. La situation était bien trop... » Pas besoin d'un dessin. « C'était un fiasco. » Il la regarda dans les yeux, avec la franchise désarçonnante qui le caractérisait. « Je ne m'excuserai pas d'avoir été absent, parce que j'ai fait ce que j'avais à faire. »

Attendait-elle vraiment une réponse ? Et s'il n'y avait rien à dire ?
Un silence passa. Elle n'attendait pas de justifications, mais autre chose, quelque chose qu'Esel était incapable de lui donner. Il avait l'impression que Rhéa lui mettait une responsabilité sur le dos, et ça... ça l'effrayait un peu, bien qu'il soit incapable d'expliquer pourquoi.

« Je suis désolé. Je ne sais pas faire ça, moi. Parler aux gens. »

Il ne l’avait jamais vraiment fait, ça… rassurer quelqu'un. L’aider à tenir avec simplement des paroles. Il était ce genre d'homme qui se réfugie dans les actes. Mais les actes n’ont pas toujours de poids.

« Mais je suis fier de vous pour ne pas avoir cédé. »

in vino veritas

« Ce n'est pas idiot ! Ce que je veux dire c'est que... » Il trouvait ça fort dommage que Rhéa se sente obligée de s'excuser, d'éviter son regard. Le reste de ses mots se perdit dans sa gorge, emprunta la sortie de secours. Il ne voyait même pas comment elle pouvait penser qu'il aurait fait un bon soutien, lui qui vivait sa petite existence égoïste seul et loin des autres, à l'affût de quiconque pourrait bousculer cet ordre si durement acheté, incapable de maîtriser ce qu'il y avait autour de lui. Mais maintenant, ce n'était pas pareil. Il s'était rapproché de Rhéa, et elle voulait quelque chose qu'il n'était pas en mesure de lui offrir, pensait-il. Une oreille, une épaule amicale. Ce n'était pourtant pas dur. Non ?

« Je ne voulais pas paraître rude. » Ils ne s'en sortiraient pas comme ça, avec une pirouette et des phrases qui veulent tout et rien dire. Comme si c’était si simple. Il termina son verre pour se donner du courage. Bonne tentative d'évasion, Rhéa, mais ce n'était pas assez. « Je connais rien de vous, Rhéa. Je ne sais pas ce qui est capable de vous rassurer, de vous faire peur, de vous rendre joyeuse... Je ne sais rien sur vous comme vous ne savez rien sur moi. »

Et elle le prenait un peu au dépourvu. Rhéa n'avait pas besoin d'un collègue. Elle avait besoin d'un ami.

« Mais c'est pour ça que nous sommes ici. »

Esel ponctua sa phrase d'un sourire visant plus à détendre l'atmosphère qu'autre chose. « Je ne suis pas fier de ce qu'il s'est passé là-bas, mais ce qui est fait est fait. En ce moment, je me prépare pour mon duel contre notre ami à l'armure jaune. » Il ne lui ferait pas l'honneur d'un "doré", sachant que la chevelure de l'intéressé s'approchait plutôt du jaune pisse. Selon Esel, en tout cas.

Une lueur joueuse s'alluma dans l'oeil du Champion, dont le niveau de joie augmentait au fur et à mesure que celui de son verre diminuait. « Mais n'espérez pas me faire oublier notre compétition.. »

in vino veritas

« Une bonne idée, je sais pas, mais je vais lui faire regretter de l'avoir eue. » Son expression se durcit un peu. « Hayden a fait quelque chose de grave en me défiant. S'il gagne, il me volera ma place, et je ne peux pas l'accepter. » Selon Esel, chaque personne avait son rôle particulier, celui d'Hayden étant apparemment de lui pourrir la vie. Tout ça, toutes ces années passées à faire des efforts pouvaient être balayées d'un revers d'épée, au détour d'un seul duel qui remettait tout en cause. C'était profondément idiot, injuste. Mais il ne pouvait pas se permettre de décliner le défi, au risque de passer pour un lâche. Esel haïssait Hayden parce qu'il se sentait menacé.

Tout ça lui donnait envie de vider un autre verre, voire deux autres. En joignant le geste à la parole, il poursuivit d'une voix emportée :

« J'ai passé ma vie à l'obtenir ce titre ! Ma vie, j'te... j'vous dis. » Esel abattit soudain son verre sur la table, et avec la conviction des Dieux eux-mêmes, déclara « C'est un CONNARD. »

in vino veritas

« Un connard, j'ai dit ! » répéta Esel, dont le niveau de la voix augmentait au fur et à mesure que celui de son pichet diminuait. « Il est pas satisfait de ce qu'il a, alors il marche sur mes plates-bandes ! Mais qu'il mette un pagne en feuilles de palmier et qu'il aille se dandiner à Earthea si c'est tellement bien là-bas, au moins, il me fout la pai- »

Il s'interrompit lorsque Rhéa le coupa. A vrai dire, ce qu'on appelait un silence de mort venait de s'abattre sur le bar. Quelques clients tentèrent d'étouffer un rire et les conversations reprirent alors qu'il reprenait une nouvelle gorgée. L'évocation du duel contre sa némésis avait éveillé un flot de mauvaises pensées chez lui, que l'alcool n'aidait pas à endiguer.

« Quoi ? Vous réagiriez pareil si un péquenaud en armure jaune venait vous prendre votre titre de Générale ! Ne me dites pas le contraire. »

Esel resta muet après cela. On aurait presque dit qu'il boudait.

in vino veritas

Esel releva les yeux de l'avion en papier qu'il était en train de confectionner avec l'une des serviettes fournies par le bar. Profondément offusqué. Arrêter de râler, comment ça ? Les sorties en bar entre collègues, c'était fait pour râler. Rhéa devait avoir vécu une drôle de vie.

« J'ai pas perdu. Aucun de nous deux n'est au sol pour l'instant. Bien que pour vous, ça n'a pas l'air de vouloir tarder... » Et pour prouver sa résistance, il prit encore quelques gorgées de son pichet de vin. Autour d'eux, les clients -certains vaguement gênés, certains vaguement amusés- jetaient des coups d'oeil à l'étrange couple. Dont la moitié était en train d'occuper tout l'espace sonore dans un accès d'hilarité.

« V'savez ce qui est bizarre avec vous, Rhéa ? C'est que vous pensez jamais de mal ! ... De personne ! Vous êtes comme une sainte ! C'est pas un peu chiant des fois ? » Toute cette gentillesse, toute cette bonté, ça renvoyait une impression étrange dans les méandres de son esprit embrumé. Comme si elle perdait son temps à parler avec un type comme lui.

in vino veritas

Esel haussa un sourcil. « Je parle pas de travail. Je parle de... » Il fit un ample geste de la main et manqua renverser son verre au passage. « Tout ! Cette attitude innocente ! V'dites jamais de mal des gens, vous vous énervez jamais... » Le reste de sa phrase se perdit. Dans ses années de soldat, Esel aurait dit qu'il n'y avait pas de place dans l'armée pour les gens comme Rhéa. Il n'appréciait pas la naïveté du côté de ceux qui portaient une arme et avaient le droit de s'en servir.

L'autre raison, moins avouable, était qu'Esel aurait bien aimé posséder ne serait-ce le quart de la moitié de la candeur de la Générale. D'être une personne entièrement tournée vers le bien plutôt qu'un petit champion suiveur dont une bonne partie de la vie s'était déroulée devant un miroir. Mais les capacités de Rhéa démentaient ce qu'il pouvait penser des gens comme elle, ses côtes souffrantes lui rappelant le souvenir douloureux mais néanmoins récent de cet après-midi.

Le mi-aveu de Rhéa passa dans les strates de son cerveau embrumé. Il la regarda curieusement avant de se fendre d'un large sourire :

« Nôoombre de gens aimeraient passer une soirée avec moi. » Esel aurait bien aimé croire en ce qu'il racontait, se considérer comme un don de Caelestis, un être qui valait vraiment le détour. Personne ne saurait jamais qu'un bon morceau de ces vantardises ne servaient qu'à combler une estime de soi vacillante. Lui-même n'en était pas conscient. « C'est bien que vous vous amusiez. Vous avez d'autres... compagnons de beuverie ? » La façon dont elle en parlait, on aurait dit que cela arrivait une fois l'an... ! « Non, attendez. Me dites rien. C'est la première fois que vous sortez boire un verre ? » Il fit tournoyer sa boisson dans le sien, un sourire goguenard accroché aux lèvres.

in vino veritas

Haussement de sourcil perplexe. « Ca vous arrive vraiment à chaque fois ? Faut s'énerver, vous savez. Ca fait du bien. Aucune personne normalement constituée pourrait supporter de garder ses émotions en bouteille comme ça. »

Esel aurait pu appliquer ce conseil à lui-même, mais il avait à vrai dire l'impression de ne pas en avoir. D'agir comme un automate la plupart du temps. C'était la vie qu'il s'était choisie. Ses émotions à lui étaient simples, prévisibles, ce qui l'éloignait d'une certaine manière de sa comparse. Il sentait une certaine connivence s'installer entre lui et la Générale ; en leur parlant, on comprend mieux les gens. Et quelque part, s'attaquer à un endroit sensible de la Générale était satisfaisant. Elle n'était pas aussi calme et docile qu'elle en avait l'air. Esel, habitué à la tromperie et aux façades, était étonné de découvrir (et avait du mal à croire) que la bonté de Rhéa n'était pas un déguisement. Étonné, et un peu effrayé aussi.

« Non. Je ne m'y attendais pas. Mais ça devait être de l'eau, vu votre... résistance à l'alcool... Qui est le moins discret de nous deux ici, hm ? »

Il avait fait sa petite impression, mais Rhéa n'était pas en reste avec ses accès d'hilarité. Son comportement amusait Esel, qui tentait de ne pas trop le montrer. Oui, elle avait beau nier et prétendre le contraire, elle restait une jeune fille qui s'était privée de bien trop de choses jusque là.

in vino veritas

« Ma Générale ? Esel rit un peu. Je ne réponds qu'aux ordres de la Reine. Et puis, digne de quoi ? De pouvoir assister à votre chute tragique ? Elle va pas tarder à venir, croyez-moi. »

Un compagnon de beuverie ne pouvait être qu'un ami, bien qu'il doutait de la résistance de sa compagne actuelle. Pourquoi elle se comparait à une bouteille ? (un Esel ivre est un Esel à la mémoire courte). Elle avait évité sa question, peut-être que cela ne le regardait pas, en fin de compte... Mais Esel était Esel, et sa franchise à lui trouvait toujours un moyen de se manifester qu'il le veuille ou non. Et puis, la question l'obsédait un peu- ce qui se passait quand la si douce Rhéa se transformait en monstre impitoyable ! Il devait être aux premières loges pour voir ça ! Peut-être qu'elle se transformerait en monstre de trois mètres de haut ?

Rhéa était drôlement facile à vivre, mais ses tentatives pour le défier ne l'impressionnaient pas.
Esel mordit donc à l'hameçon et saisit fièrement son verre pour en boire le contenu dans les règles de l'art. Il reposa le récipient quasiment vide avec un bruit sonore, l'esprit un peu engourdi mais toujours assez lucide.

« Je suis premier partout, c'est comme ça. Devriez vous y faire. »

Dans le fond, il s'amusait bien— même si Rhéa était un peu secrète, il ne la classait pas parmi ses ennemis ou potentiels rivaux. Elle pourrait peut-être même devenir une amie, avec le temps. Un petit miracle. Il n'avait pas le droit à beaucoup de moments comme ça depuis qu'il était devenu le champion. Esel croisa les mains sur la table, tout fier.

« Maintenant, vous en finissez deux. Sur mon ardoise, bien sûr. Rien de dur pour vous, non ? » Qu'on ne dise pas qu'Esel Vaughan n'était pas généreux.