Il s’était levé avant les autres, comme souvent. C’est qu’il faut savoir que les ressorts du matelas sur lequel il dormait avaient le don de lui enfoncer dans le dos pendant toute la nuit. Par conséquent ses nuits étaient très souvent courtes et riches en courbatures. Ici, le temps n’importait guère à personne. Il découlait des envies spontanées des gens et faisait fit de toutes les responsabilités qu’ils pourraient avoir. Même le cycle du jour et de la nuit n’existait qu’à titre de référence dont on se passait volontiers. Quelque soit le moment de la journée, cela dit, quelqu’un avait toujours envie de sortir. Le gros chien brun qu’il avait adopté, ou peut-être était-ce l’inverse, il y a quelque temps. Les circonstances sont bien nébuleuses à ce sujet, toujours est-il que les deux sont devenus inséparables. Nul ressentit le besoin de s’expliquer pourquoi, pas même les deux compères. C’était venu naturellement et tout le monde accepta cela comme une évidence. Peut-être parce qu’ils partageaient la même odeur caractéristique ou cette même allure délabrée.

Tom franchit le salon du repère, dévalisé par les bons soins du cabot qui s’était concocté un festin avec ce qui trainait. Après avoir enfilé un t-shirt, il ramassa ce qui traîne et sortit les poubelles, profitant de l’occasion pour promener Pizza Dog. Il aimait bien le district. D’une part parce qu’il passait totalement inaperçu malgré les quelques contusions et coupures qui lui parcouraient le corps, mais aussi par cette propension qu’ont les autres d’être incapable de s’intéresser plus que quelques secondes à autre chose qu’eux-mêmes. Il passa une main sur son visage, puis dans ses cheveux pour se réveiller un peu, rien à faire. Les yeux mi-clos, il entrevit du coin de l’œil un café ou du moins ce que l’enseigne cherchait à représenter. Il en avait besoin, c’était plus fort que lui.

Il attacha la bête à un poteau, s’agenouilla pour lui caresser la tête un peu alors que le chien en profita pour lui lécher le visage avec sa grosse langue puante. Tom grimaça, vaincu par cette soudaine attaque et se releva, essuyant la marque d’affection du revers de la main.

«Attends-moi ici et cesse de japper après les gens, ok? Si tu as compris, fait oui de la tête.»

Le chien le regarda, haletant, mais ne fit rien d’autre. Il abandonna et rentra dans l’enseigne où il commanda un café. Corsé et noir. Il regarda autour en attendant qu’on le serve. Il reconnu certaines personnes qui étaient déjà venues au restaurant auparavant. Des gens qui ne le reconnaissaient pas en retour. Peut-être à cause des lunettes qui manquaient. Ou du poil au visage. Ou des cheveux en broussaille. Ou des muscles. Du moins, il n’avait plus l’air d’un brin sec. Il remercia la serveuse et fouilla dans ses poches pour sortir sa petite monnaie. Si au moins il n’avait pas oublié son porte-monnaie avant de partir. Il tendit l’argent à la caissière et prit une bonne gorgée, en renversant un peu sur son t-shirt. Avec une moue, il regarda la tache avant de souffler tout doucement un :

«Oh non. Pas mon seul t-shirt propre. Pourquoi tu me fais ça, café…»

Bon, tant pis. Un jappement à l'extérieur, quelqu'un entra. Il prit une seconde gorgée.

Malgré les apparences, il était bien plus embêté par cette tache sur son t-shirt blanc qu’il n’y paraissait. La raison était quant à elle bien simple, bien que difficilement défendable. Il avait encore oublié de faire sa lessive. Après s’être sorti de son calvaire, de sa vie réglée au quart de tour, de cette routine machinale il s’était un peu éloigné de ce que représentaient les tâches quotidiennes. Pour ainsi dire, il s’était laissé aller, conservant tout de même un semblant de respect pour les autres. Il se lavait presque tous les jours, mais une fois laissé à lui-même, il s’abandonnait au cycle de la paresse et de la procrastination. Ainsi, de devoir forcément laver ses vêtements en rentrant l’embêtait, même s’il accusait son inévitable malchance une fois de plus.

Une gentille demoiselle se porta volontaire pour s’introduire dans sa bulle et lui porter assistance dans son moment de détresse. Tom la regarda un peu, oubliant le mouchoir qu’elle lui tendait. Il l’avait déjà vu. Car oui, il avait la capacité de reconnaître les visages, même après une seule rencontre. Il l’avait eu, il y a un moment déjà. Au restaurant. Accompagnée de personnes différentes à chaque fois. Mais c’était vraiment tout ce qu’il savait. Il sursauta, revenant à la réalité et accepta le bout de tissu avec un sourire poli et embarrassé à la fois.

«Merci, c’est gentil de votre part, mademoiselle…?»

Une entrée en matière pour savoir à qui il avait affaire. Mettre enfin un nom sur le visage, même si celui-ci avait sans doute connu de meilleurs jours. Comme le sien d’ailleurs, alors il était mal placé pour porter un jugement dessus. Il s’affaira à essuyer la tache sans grand succès. Après quelque seconde, il abandonna tout simplement.

«Au fait, moi c’est…Bof, quelle importance? Tout le monde m’a toujours appelé Tom. Toujours. Pas vrai?»

Sa question était destinée à la serveuse qui acquiesça en silence, elle-même ne l’ayant jamais connu sous un autre nom. Il profita qu’elle ait le dos tourné pour se pencher derrière le comptoir pour attraper un bout de sandwich destiné à un autre client et prit une bonne bouchée. Était-il devenu voleur ou avait-il laissé ses si bonnes manies se noyer avec son rêve de restaurant. Il ne se posait même pas la question, à vrai dire. Disons qu’à ce moment précis, c’était la chose à faire. Et ça lui convenait parfaitement.
Un jappement à l’extérieur. C’était son signal.

«Dans tous les cas, je dois vous laisser. Au plaisir, mademoiselle» dit-il à l’intention de sa bienfaitrice cette fois-ci, entre deux mastications.

Une fois à l’extérieur il sépara la moitié de sandwich en deux et l’offrit à son chien. Un nouveau jappement, mais cette fois-ci il venait de l’intérieur. De toute façon, il la repairait la prochaine fois.

Une fois à l’extérieur, ses pensées se tournèrent à nouveau vers la fille au café. Heaven? Il ne pourrait pas dire s’il la connaissait. C’était, à tout le moins, la première fois qu’il avait entendu ce nom, sans doute par habitude de la voir être considérée comme un objet ou un banal service. Il sourit en repensant à la surprise qui lui avait illuminé le visage quelques instants quand il l’appela mademoiselle. Une appellation pourtant si évidente, si simple, ne semblait même plus prendre la peine de sourire à ceux qui peinait à tenir debout. Heureusement qu’il était là! Peut-être s’était-il lancé dans une mission transcendantale sans même s’en apercevoir.

Il détacha le chien, le caressa un peu, plongeant ses mains dans son poil et le regardant dans les yeux.

«T’en penses quoi, toi?»

Il lui lécha le visage encore, après quoi le pauvre Tom grimaça.

«On va commencer par te brosser les dents, je crois.»

D’un geste las, il s’essuya la figure du revers de la main, celle-ci retombant mollement à ses côtés alors que la dénommée Heaven sortait à son tour du café, le pas rapide et inexplicablement vivant. Il la considéra un instant, considéra l’endroit où ils se trouvaient. Le district n’avait jamais eu fière allure. L’odeur était lourde et désagréable, mais il était commun de trouver quelques oasis parmi les déjections. Ils étaient présentement dans l’un de ceux-ci. L’odeur du café le calmait, l’herbe qui poussait autour d’eux  faisait presque ombrage aux bidonvilles les entourant. Toute ouïe, Tom attendait qu’elle parle, celle-ci ayant visiblement quelque chose à dire.

S’étaient-ils déjà rencontrés? La question était pourtant simple, mais il hésitait quant à l’approche qu’il devait prendre. Il y réfléchit sérieusement quelques instants. Bien sûr qu’il l’avait déjà vu, prisonnière de son immondice qui lui servait d’existence, comme il l’avait vu s’en sortir. Qu’en était-il, maintenant? Il ne pouvait le dire. Dans tous les cas, il ne s’agissait que d’un échange de regards tout au plus, rien qui ne mérite d’être une rencontre à proprement parler.

«Non, je ne crois pas que nous nous soyons déjà rencontrés, si? Peut-être dans une vie antérieure, qui sait!»

Une vie qui datait peut-être d’il y a quelques mois. Un sourire éclaircit ses traits, puis, à son tour, un semblant de curiosité lui trotta dans l’esprit.

«Qu’est-ce qui vous a amené à croire cela? Êtes-vous une personne connue? Devrais-je vous connaître?»

La question était posée avec un regard amusé et intrigué à la fois, une façon dissimulée de savoir où elle en était dans sa vie. Son chien à ses côtés, Tom observait, un regard peut-être trop plein de compassion qui trahissait maladroitement ses paroles.

Vivre n’est pas une chose facile. Qui que nous soyons, peu importe la couleur du sang, qu’il soit bleu ou rouge, chacun se heurte éventuellement à la réalité. Ce qui change, en revanche, est la disponibilité des ressources pour se sortir de  chaque épreuve. Si certains sont entourés de plusieurs personnes prêtes à tout faire pour leur venir en aide, d’autres sont aux prises avec leurs propres démons et une manière bien singulière d’engourdir leur humanité.

Tom la connaissait, son histoire. Du moins, il l’avait deviné à force de constats et d’hypothèses. Il avait ce genre de mémoire, cette propension à faire des liens qui, la plupart du temps, s’avérait véridique. Tom avait connu des gens. Sans doute trop pour son propre bien. Il avait vu des millions de vies, de la plus simple à la plus noble et à force de déception, avait fini par comprendre l’essence de l’humain. Le bonheur, c’était une chose volatile. Il avait compris qu’il s’agissait d’un état transitoire, qui laissait souvent place au désespoir par la suite. Il n’y a pas de bonnes façons de le monopoliser, mais il en existe certainement pour le garder à portée de main. Ne pas avoir de regrets, rester près de ses proches, aimer, être épanoui. Il aimerait avoir une formule magique pour y aspirer lui aussi. Malheureusement, c’était différent pour tout le monde. Cela dit, maintenant qu’il avait compris ce qui lui manquait si cruellement, il n’avait d’autre choix que de l’atteindre, éventuellement. Il avait compris, aussi, que de rester ici à Okeanos n’était qu’un frein à son propre bonheur.

«Je sais ce que vous cherchez, mademoiselle. Malheureusement, je ne peux pas vous aider davantage que par de simples conseils. Ne perdez pas espoir. Cela peut sembler banal, mais c’est la base de toute chose. Vos yeux parlent pour vous, vous savez? Si vous n’aimez pas la situation dans laquelle vous êtes, partez. Qu’est-ce qui vous retient? Même si nous ne nous connaissons pas, je sais que vous valez mieux que tout ce que vous croyez être. Je parle par expérience.»

Combien de fois avait-il attendu la mort lui-même. Heureusement, c’était une époque révolue désormais. Il répondit à ses questions suivantes.

«Je vais devoir décliner votre offre, malheureusement. Je suis attendu quelque part, loin d’ici. Okeanos n’est plus pour moi, j’ai besoin de partir ailleurs, à la recherche de mon propre bonheur. J’ose croire que je l’ai fait attendre trop longtemps déjà, haha.»

Vers Earthea il irait. Derrière lui, il laisserait tous ses démons, tous ses échecs. Ses quelques réussites, aussi. Mais pour repartir à zéro, il devrait tout laisser derrière lui. Peut-être même qu’il changerait de nom. Cela dit, il n’avait aucune idée. Il la salua poliment, s’éloignant de plusieurs mètres avant de se retourner finalement vers elle.

«Vous savez quoi? Vous devriez aller à ce restaurant bien populaire, La Société. De charmantes personnes y travaillent, vous savez? Avec un peu de chance, vous trouverez des pistes de ce que vous cherchez. Vous leur direz que Tom vous envoie. Allez, au revoir, Ewen!»

C’était la fin d’un chapitre. Un chapitre qu’il aurait aimé ne jamais vivre, d’ailleurs. Pour le reste, le destin lui dira. Dans tous les cas, ça ne pourrait pas être pire qu’avant. Pour Ewen, il lui souhaitait de réussir à laisser sa misère derrière elle et de repartir sur de meilleures bases. Petit à petit, son chien à ses côtés, il disparaissait à l’horizon.