Une femme hurlait.
Elle s'appelait Pierina. Elle était née et avait grandi chez les nomades où elle était tombée amoureuse de Temitope. Ensemble, ils avaient le cœur au bout des doigts à chaque fois qu'ils empoignaient les mains des leurs pour les aider. Pierina avait attendu un temps et beaucoup d'étreintes avant d'accepter d'avoir un enfant, puisqu'elle savait que de devenir mère lui volerai pour longtemps les versants des fouilles et la poussière des terrains empoisonnés. Mais elle aimait Temitope et Temitope l'aimait aussi fort en retour. Elle avait fini par accepter, certaine que le bonheur d'entendre les premiers murmures de son nourrisson soulèverai sur ses paupières des larmes salées de joie.
Elle avait eu si tort.
Pierina hurlait.
Les déchirement de sa gorge s'ourlaient d'une sueur sale et collante provoquée par l'effort de milliers d'heures et la chaleur angoissante de l'été. La toile carmin la protégeait à peine de l'astre qui semblait avoir concentré ses bras brûlants à embraser la tente poussiéreuse. Il cherchait la suffocation.
Il savait déjà, de là haut, qu'il fallait qu'il meure.
Le ventre de Pierina le savait aussi et luttait contre sa volonté. Il se contractait à revers, soulevant ses hoquet et ses larmes et parfois, son estomac crachait une bile d'or qui venait tapisser sa langue d'amertume. Pierina ne se laissait pas abattre, jurait, criait, vociférait, serrait de toutes ses forces de femme la main de son époux Temitope et alpaguait son ventre rond d'insultes et de supplications.
Mais son ventre savait déjà qu'il ne devait pas naître.
Pierina avait mal. Elle souffrait.
Comme toutes les femmes, elle était condamnée à enfanter dans la douleur ; mais comme elle serait la mère de cet enfant, elle devait souffrir plus que les autres. Ce n'était pas une vie qui sortait de ce ventre en déchirant toutes les parois sous ses mains gigantesques ; c'était un monstre.
Quand il parut, Pierina n'avait plus de couleur sur ses joues mais encore de la vie au bout de ses seins. Elle y pressa son enfant ; il lui pinça les mamelons à l'en faire couiner et, alors qu'elle caressait son crâne difforme avec toute la tendresse qu'on les mères qui viennent de donner naissance, elle baisa son front et pleura dans un souffle :
― Evangelisto.
Pierina aimait Evangelisto.
Il ne lui suffirait que de quelques heures pour que ses regards d'amour se muent en méfiance et ses sourires en tremblements de terreur.
Elle serrait pour la première fois son enfant et déjà, Pierina savait qu'il y avait quelque chose qui n'allait pas avec Evangelisto.
*
Très vite, Evangelisto aspira tout ce qu'il y avait de bon, de solide et de fort sur le derme pâle de Pierina. Il vagissait le jour et la nuit, éclatant son thorax de cris qui relevaient du porc plus que de l'homme et épuisait sa mère en refusant la présence de son père. Chaque moitié d'heure il réclamait le sein si bien que Pierina avait la poitrine sèche et les joueuses creuses. Il pendait, insatiable, au bout de ses mamelons purpurins et dès qu'ils avaient l'audace de glissait hors de son gosier de géant, Evangelisto reprenait ses vociférations accusatrices et affamées.
Rien ne pouvait nourrir le monstre sinon le sacrifice de sa mère.
Temitope avait essayé plusieurs fois de séparer la femme de leur enfant. Au début, il le faisait avec des sourires tendres et patients, tendant ses mains abîmées sous les reins de Evangelisto pour l'amener contre sa poitrine velue. Mais jamais ses hurlements n'étaient plus féroces et agressifs que lorsque Temitope prenait son fils dans ses bras. Il en paniquait aussitôt, jetant à sa femme des œillades inquiètes, s'interrogeant sur une blessure, un mal qu'il aurait provoqué avec ses immenses mains d'ours. Evangelisto braillait, tapait de ses talons trop gros et de ses poings trop fermes pour un nourrisson de quelques jours. Temitope, effrayé, remettait l'enfant dans les bras de sa femme en ignorant le hoquet de désespoir qui soulevait ses clavicules. Il passait une main gênée dans sa nuque, incertain de ses compétences paternelles et retournait travailler. Evangelisto mordait le sein de Pierina et Pierina pleurait.
Un soir, pendant une minute de miracle durant laquelle Evangelisto s'était endormi, Pierina traîna l'arc de cercle de ses cernes jusqu'aux bras de son époux. Il lisait à la lueur d'une chandelle. Elle raffermit sa prise sur le châle autour de ses épaules avant de murmurer très bas, comme s'il était capable de les entendre :
― Temitope, il y a quelque chose qui ne va pas avec Evangelisto.
― Qu'est-ce que tu racontes, mon amour ?
Il s'était approché, avait noué ses deux grande mains d'homme honnête autour des épaules osseuse de sa femme. Il reconnaissait très peu ses nouvelles formes faméliques. Elle posa une main sur sa poitrine et récita rapidement :
― Temitope, il faut que tu m'écoutes. Il y a quelque chose qui ne va pas... La façon dont il me regarde...
― C'est un nourrisson, Pierina.
― Temitope tu dois me faire confiance... Il y a quelque chose... Il réclame tellement... Ses hurlements, ne les entends-tu pas ? Tu ne vas pas dire que tu ne ressens rien quand tu le prends dans tes bras, tu as vu comment il se comporte. Est-ce que les enfants de nos amis étaient comme ça, nourrissons ? Gémit-elle en une supplique silencieuse.
― Tout va bien aller ma chérie, ne t'en fais pas, conclu rapidement Temitope en baisant le front de son épouse. Ce n'est rien, tu ressens des peurs que ressentent beaucoup de femmes après l'enfantement, j'en suis sûr...
Pierina ne fut pas rassurée ce soir là mais elle ne pouvait pas non plus se résoudre à abandonner son enfant qui lui faisait si peur.
Parfois, elle songeait à le tuer.
Mais comme Pierina rapetissait, Evangelisto grandissait. Bientôt, une nouvelle malheureuse pour le monde mais heureuse pour Pierina vint éclairer ses sourires et ses joues de grès. Evangelisto avait un problème de croissance. Comparé à ses compagnons né à la même époque que lui, il n'avait pas la même habileté dans ses mots, ni la même intelligence qui luisait dans ses petits yeux bleus. Il était grand, gourd, avec le cou épais, des épaules de bœuf et le souffle d'un veau. Il gardait sa bouche entrouverte comme si sa lèvre supérieure était trop lourde pour s'accrocher à son visage et pas un mot encore n'était sorti de sa gorge animale. Il n'y avait pas de vie dans les cils translucides d'Evangelisto.
De soulagement, Pierina porta une main sur son cœur.
Son enfant était un imbécile, pas un monstre.
Elle pleura des averses et des tempêtes sur l'épaule de son fils alors qu'il n'avait que trois ans. Rien n'aurait pu la combler de joie que l'échappée de cette certitude qui avait tenaillé sa raison depuis que ses yeux d'or s'étaient posés sur les petits yeux vitreux de son enfant. Il ne serait jamais adroit, malin, débrouillard, talentueux, grand. Mais jamais, non plus, il ne serait l'abomination dont elle avait cauchemardé, paranoïaque, depuis qu'elle l'avait enfanté.
Elle le pressait de toute ses forces contre sa poitrine, coupable et désolée.
Elle n'avait aucune idée comme elle avait tort.
*
Les nomades voyageaient énormément et traversaient les foules comme les hommes l'histoire. Ils s'arrêtaient dans les trois grandes villes, parfois dans des recoins plus timides et croisaient des poignets chaleureux avec les sédentaires.
L'amour de Pierina et Temitope n'avait pas survécu à Evangelisto.
Ses braillements, la possessivité de sa mer, ses yeux bleus et vides, sa moue sans sourire eurent raison de Temitope qui, progressivement, se mit à fuir leur couchage d'abord, puis leur escargot ensuite. Il se noyait dans le travail, prétextant des expéditions, fouillant les sols à la recherche d'artefact dans l'espoir de ne pas avoir à croiser le regard désespéré de Pierina. Pourtant, il l'aimait encore, un peu.
Pierina avait compris que sa vie s'était stoppée au moment où Evangelisto avait dégagé sa grosse tête ronde de son sexe. Comme pour le lui prouver, il avait tout ravagé sur son passage, déchiquetant l'intérieur comme s'il s'agissait de sa propriété.
On lui avait appris, récemment, qu'elle ne pourrait plus avoir d'enfants.
Mais les mères ont la force du désespoir qui leur font tenir fermement le poignet de leur enfant, même si celui-ci les effraie, même si celui-ci les possède. A chacun de leur arrête dans une ville, Pierina attrapait les murmures d'oiseaux et les rumeurs glissées aux coins des ruelles. Elle cognait à la porte des guérisseurs et, mettant devant leur yeux le visage bouffi de Evangelisto, elle leur quémandait de le soignait.
― Est-ce que vous pouvez faire quelque chose pour mon enfant ?
Des mains vieilles, jeunes, des médecins, des charlatants, des bohémiennes soulevèrent le menton de Evangelisto et cherchèrent un peu d'intelligence derrière ses lourdes paupières. On annonçait à Pierina avec regret qu'on ne pouvait rien faire pour son état mental, sinon de le couver d'amour. Puis Pierina ajoutait au moment de partir, sa lèvre inférieure mordue, la gêne sur le coin de ses yeux :
― Et pour... l'autre chose ?
Quelle autre chose ? Lui répondait-on.
Puis elle secouait la tête, certains qu'ils ne comprendraient pas et ramenait son enfant dans la rue. Mais Pierina était une mère et Pierina savait ce qu'il se passait avec Evangelisto.
Et elle avait la certitude, le souffle court, lorsqu'elle baissait son regard vers son enfant et qu'il lui rendait ses deux globes vides, que lui aussi, savait.
Il parlait mal, mais dans l’inertie de son visage, elle pouvait y lire le murmure suivant : tu aurais dû me tuer quand tu le pouvais.
*
L'enfance d'Evangelisto fut jalonnée d'accidents que Pierina eut beaucoup de mal à effacer avec son affabilité bouffante. Si elle avait été la première à avoir compris que quelque chose n'allait pas avec son enfant, bientôt tout le groupe darda sur Evangelisto le dégoût que l'on réserve aux bêtes mutilées, mauvaises, charognardes.
Plusieurs fois, Evangelisto frappa les autres enfants de son âge. Toujours pour des raisons futiles et déraisonnables, des éclats de colères, des coups de sang qu'un enfant de huit ans ne devrait pas avoir. Il était si massif qu'il leur faisait mal. Devant les autres parents, Pierina excusait son enfant en mettant ses actes violents sur le compte de son imbécillité. Mais dans son cœur, elle savait qu'il y avait autre chose.
Elle le savait lorsqu'elle contemplait les yeux constamment secs de Evangelisto.
Elle le savait lorsqu'elle le surprit, un jour, en train de blesser un animal.
Elle le savait lorsqu'il plongeait ses yeux bleus sur la nuque d'une petite fille qui passait près de lui.
Elle le savait lorsqu'elle apercevait sa bouche s'entrouvrir sur la contemplation du jeu de deux de ses camarades.
Tous les accidents furent étouffés – les bousculades, les coups, les vociférations. Ceux avec les animaux, personne en dehors de Pierina ne s'en apercevait puisqu'elle était celle qui devait nettoyer ses atrocités. Mais un indicent plus grave qu'un autre survit lorsque Evangelisto avait seize ans.
A cet âge là, il était un homme.
Il était immense, titanesque. Blanc comme le sec mais solide et Royal comme une montagne. Son air bête lui donnait des airs terrifiants. Ses cils, inexistants, faisaient luire ses petits yeux bleus de nuisance. Ses mains étaient deux grimoire vides de caractères ; ses bras des cuisses de taureau ; sa poitrine, un plateau aride.
Une jeune fille l'avait approché de trop près et Evangelisto lui avait retourné une claque puissante sur le côté droit de sa tête. Elle en avait perdu l'audition de cette oreille. Maintenant qu'il était presque adulte, il n'aurait plus d'excuse. Pierina, toute petite face à l'immensité de son fils, lui avait pris les deux mains le soir dans leur escargot. Elle revenait d'une discussion avec les parents de la jeune fille qui étaient furieux. Pierina tremblait de tout son petit squelette.
Elle essaya de capter les yeux globuleux de son fils. Le désespoir hachurait ses mots.
― Evangelisto, tu m'écoutes ? S'il te plaît, écoute-moi. Il ne faut pas que tu frappes les gens, est-ce que tu comprends ? Est-ce que tu comprends, Evangelisto ?
Evangelisto secoua la tête à droite et à gauche, comme si un insecte lui dérangeait le cerveau. Il dit :
― Non. Non, je ne comprends pas.
― Evangelisto écoute-moi, écoute maman. Si tu ne t'arrêtes pas, si tu n'arrêtes pas de faire tes bêtises, tu vas finir par avoir des ennuis. On va finir par te tuer. Te
tuer, Evangelisto. Est-ce que tu comprends ?
Bien sûr, il ne comprenait pas un concept aussi abstrait que la mort. Il dit non, secoua encore une fois la tête. Pierina prit une inspiration muette pour ne pas se disloquer :
― Evangelisto, Evangelisto... Dis-moi, est-ce que tu te rappelles, le jour où le doyen t'a donné des coups de ceinture dans le dos ? Dis-moi, tu t'en rappelles ?
Face à la remontée du souvenir, Evangelisto grogna. Ses gros poings se contractèrent et il gémit de fureur. D'un coup de tête, il pouvait casser les côtes de sa mère. Elle posa une main sur sa joue :
― Tu vois, tu te souviens. Ça faisait mal, et tu n'aimes pas quand tu as mal, n'est-ce pas ? Tu n'aimes pas avoir mal. Si tu continues de frapper les gens, Evangelisto, tu vas avoir très mal. Beaucoup, beaucoup plus mal que ça ! Tu vois, comme ça ? mima-t-elle en écartant ses deux bras autant que ses épaules chétives le pouvaient.
Evangelisto leva ses yeux creux vers sa mère et la peur blanchit son visage de buffle. Il hocha frénétiquement de la tête pour signaler qu'il avait compris. Pierina l'enlaça et le lova contre sa poitrine.
― Voilà mon fils, voilà. Tu as compris. Si tu frappes encore les gens, si tu essaies de les tuer, eux te tueront, et mourir, ça fait mal comme ça. Comme ça.
*
Lorsque Evangelisto eut vingt ans, Pierina mourut.
Un nomade eut pitié de lui et le prit en apprentissage quelques jours pour qu'il apprenne à user de son imbécillité pour faire rire les autres ; il devint clown.
Bien sûr, il ne pleura pas à l'enterrement de sa mère. Pourtant, elle était probablement la seule pour qui il ait ressenti quelque chose proche de l'amour ; une excroissance, un appendice d'attachement.
Evangelisto était incapable de se débrouiller totalement seul, si bien qu'il resta greffé comme un parasite aux errances du groupe principal des nomades. Il y accrochait sa carcasse sans y prendre garde, plus par habitude que véritable volonté. Il était difficile pour lui de réfléchir, de se projeter un pas en avant dans le temps, même s'il s'agissait de penser au repas du dîner.
Il y avait, dans son crâne, une cacophonie de violence.
Il y avait, dans ses poings, des spasmes d'obsession. Il y avait sur sa langue le goût des peaux salées et dans ses yeux le balancement des reins de la nomade qui circulait souvent à côté de lui. Il pensait souvent aux craquements que ferait son bassin si il l'écrasait entre ses mains ou alors il pensait à la nuque de l'homme, là bas, qui allumait un feu en se disant qu'il pouvait la rompre comme ceux des biches.
Parce qu'il en avait envie.
Parce qu'il en avait besoin.
Parce que Pierina ne s'était jamais trompé sur Evangelisto et qu'il existe des être qu'il aurait fallut tuer avant que leurs chevilles ne foule le monde.