Tu peux sentir son corps frêle et menu te bousculer pour interrompre ta marche jusque là tranquille. Son corps frêle et menu. Son corps si petit, fragile, à même de la personnification de la pureté. Ses longues boucles blondes qui ruissellent en cascade dans son dos ne peuvent pas non plus t'échapper, et dès lors que tu vois son visage se relever, tu réalises enfin ─ les deux gemmes de rubis qui trônent sur son visage de porcelaine ne te sont guère inconnus. Non, en fait, tu connais plus que bien ce joli visage qui te fixe désormais d'un air triste et empli de remords. Bientôt, tu en viens vite à regretter de l'avoir bousculer ─ l'envie de t'excuser te prend de cours mais aucun son ne sort de ta bouche. Tu ne parviens pas à laisser quoi que ce soit franchir la barrière de tes lèvres, si bien qu'elle en finit par s'écarter pour continuer son chemin. Est-ce qu'elle t'en voulait ? Est-ce que cette expression accablée t'était-elle destinée ? Tu tiens trop à elle. Tu ne veux pas. La simple idée de perdre la vision d'un sourire printanier dessiné sur les commissures de ses lèvres suffit à éveiller en toi un déclic. Un déclic qui suffit à te faire agir : tu fais alors volte-face dans l'espoir de la retrouver derrière toi, celle-ci t'annonçant qu'il ne s'agit d'en réalité qu'une blague. Une farce en guise de salutation. À la place, c'est avec un certain soulagement ─ tout de même ─ que tu constates qu'elle n'est pas partie. Seulement, ta mine se referme un peu plus dans l'incompréhension lorsque tu avises ses épaules flageolantes et ses petites mains blanches y aller à la même cadence. La dure réalité de pouvoir la perdre pour un heurt insignifiant en pleine rue t'inquiète légèrement. Tu peux sentir ta gorge se serrer désagréablement lorsque tu penses percevoir un semblant de sanglot ─ mais ton expression, elle, ne change pas. Tu fais preuve d'un calme olympien, parce que tu ne tiens pas à montrer tes états d'âme, alors qu'elle, alors que Satine semble d'ores et déjà souffrir. 

Puis elle se retourne. Elle se retourne et te fait cadeau d'un petit sourire : un si maigre sourire qu'il en paraîtrait faux, dénué de toute sincérité. Pourtant, tu n'as pas ton grain de sel à ajouter. Toi même n'oses guère te montrer sincère et, c'est plutôt sur un léger sourire de gratifié que tu lui réponds silencieusement. Ses yeux sont rouges et perdus ─ pas ce rouge sanguin et plutôt moche qui pourrait rappeler des flaques d'un liquide de guerre, non ; plutôt ce joli rouge, qui tire légèrement sur le rose. Une belle teinte pourpre, deux prunelles qui s'apparentent à deux magnifiques spinelles taillées. Deux yeux qui t'inspirent, certes, mais qui à ce moment-là, semblent également voilés d'un rideau flou, brumeux, mais pourtant si éloquents de par leur capacité à te toucher. Tu ne supportes pas cette vision d'une Satine trop fragile, trop perdue et abandonnée à ses propres repères. Le besoin imminent de la protéger se fait ressentir.

Alors tu approches. Tu fais abstraction de ce que les gens peuvent murmurer autour de vous ─ parce que, de toute façon, qu'est-ce que ça pouvait bien leur faire ? Ce sont tes affaires, pas les leurs. Ça ne les concerne pas, et même si l'idée de devoir perdre ta réputation de petit prodige ne t'enchante pas plus que cela, tu ne souhaites pas laisser une proche au détriment de ses propres tourments. Doucement, tu fonds dans ses yeux incarnats, et tu refermes tes bras silencieusement sur elle, oubliant la fragilité de son long corps frêle. Ce n'est ni une étreinte amoureuse, ni une étreinte amicale : c'est quelque chose de plus fort. C'est purement fraternel. Purement sincère, depuis des mois. Tu peux sentir sa tête lui tourner et son pouls battre à cent à l'heure : son corps vibre et tu hésites à dire si elle pourrait fondre en larmes dans la seconde ou garder consistance. Pour le moment, il n'y a plus que vous deux dans cette bulle éthérée. 

Puis tu brises le moment. Tu brises cet instant de quiétude, de sérénité, au grand dam de Satine. Puis en lui adressant un sourire radieux, un sourire de ce rôle que tu prends plaisir à jouer, ne serait-ce que pour voir un semblant de joie sur les visages de ceux qui te sont chers, tu lui tends la main. Tu lui tends cette main : cette main qui veut tout dire.

─ Satine, tu n'es pas aussi seule que tu ne le penses. 

─ Bien sûr.

Elle a beau paraître petite, fragile et d’albâtre, sa main est toujours chaude, quelle que soit la température. Satine a beau paraître froide et fermée, elle dégage en réalité quelque chose de beaucoup plus fort encore. Le concept des apparences trompeuses lui convient à merveille ─ mais n'est-ce pas également le cas pour toi ? Elle, elle te regarde avec ce visage placide, impassible, mais tu peux aisément deviner qu'un torrent tumultueux de sentiments déferle en elle. Toi, ce serait sans doute plus difficile à déchiffrer. T'as la mine souriante, joyeuse, enfantine. Protectrice. Tu fais penser au bien, tu fais penser à celui qui croit dur comme fer en la destinée ─ celle capable de changer la tournure des choses et rendre les gens quelque peu heureux. S'ils savaient qu'au fond, tu ne fais qu'emprunter une simple cape d’imperceptibilité ─ celle qui te permet de veiller sur tes prochains au mieux. Non, vraiment : le destin et toi, c'est loin d'être une histoire d'amour. L'indécision sur tes propres choix se fait ressentir de jour en jour. Satine, elle ne sourit pas. Satine, au fond ; elle sourit pour elle-même. Elle sourit intérieurement, lorsqu'elle se sent bien. Toi, pourtant, tu souris. Mais au fond, tu te demandes encore comment tu y arrives.

Peut-être parce que c'est Satine. 
Oui, c'est sans doute cela.

Ta poigne accentue sa pression ─ doucement, sans lui faire mal ─ et un sourire naît timidement sur ses lèvres. Il aura sans doute le don de toujours t'enchanter, ce sourire-là. Ce n'est pas pour mille et une raisons, ce n'est pas quelque chose de bien compliqué à comprendre : c'est tout simplement parce qu'à défaut que le reste soit bien caché, ce sourire qui ne peut s'empêcher de voir le jour lorsqu'elle est à tes côtés, lui, est réellement sincère. Il reflète tout ce qu'elle ne se sent pas capable de dire, tout ce qu'elle n'arrive pas à communiquer ─ tout ce qu'elle garde précieusement dans son jardin secret. Et cette simple vue te fait te sentir bien. Parce que tu as l'infime preuve devant toi que le destin peut être dévié.

T'as ton sourire à toi qui s'accroît, alors que tu savoures la texture de sa peau. Douce. Tout comme elle. T'aimerais ne pas la lâcher, cette main.

Mais elle cesse de sourire, comme si on lui arrachait le rire de la bouche, et l'apaisement du cœur. Le bruit des foules tout autour de vous s'associe avec ses doutes, et suscite un tremblement inquiet dans ses mains inoccupées. Son regard se fait plus sombre, plus terne. C'est une autre nuance de rouge. Un rouge fané, un rouge cerisier mort. Elle te supplie de partir d'ici, de trouver un endroit où fuir. Elle te supplie de s'en aller parce qu'elle a peur, parce qu'elle sent le doute peu à peu s'immiscer dans les enclaves de son esprit, de son âme. L'expression qu'elle aborde ne te laisse en aucun cas dans le doute, et c'est en te penchant légèrement sur elle que tu étires doucement tes lèvres.

─ On ne partira pas d'ici, Satine.

Tes mots se veulent doux, réconfortants. Satine, c'est ta petite sœur. Celle sur qui t'as juré de veiller. Une des dernières que tu veux perdre. Elle n'est pas particulièrement sociale, pas particulièrement douée ─ elle laisse toujours cette odeur d'herbe et de fleurs dans son sillage, et elle ne sourit à pas beaucoup de monde. Pourtant, c'est comme ça que tu l'aimes. Toi, tout ce que tu veux, c'est lui montrer qu'elle n'est pas seule. Que son destin ne se limite point à rester esseulée et perdue toute sa vie. 

─ Personne n'est là pour te juger, Satine, articules-tu tout en renversant doucement tes mains contre ses épaules afin de la tourner légèrement vers la cohue qui vous entoure. Regarde. Ils ne font que trouver la scène mignonne !

Devant vous s'alignait une foule de gens rassemblés qui avaient assisté un peu plus tôt au moment fusionnel partagé. Personne ne semble se moquer. Personne ne la dévisage, personne ne la juge. Elle ne se fait que des illusions, et c'est précisément ce que tu souhaites changer. T'as beau être salement imprécis sur ton propre avenir et destin, t'as décidé d'aider ceux dans le besoin. Ceux que tu aimes et ceux qui t'aiment. Tu la laisses constater son erreur encore quelques secondes, avant de pointer le doigt vers un autre point pour mieux capter son attention. Tu esquisses une sorte de grand sourire joyeux, et d'ici, tu désignes un gros matou adossé à une roche usée par le temps.

─ Regarde, Satine ! Il n'est pas mignon ?! t'exclames-tu, le besoin de lui changer les idées se faisant imminent. Non pas que t'aimes pas les chats non plus hein, Alexius.

Même pour son jeune âge, elle se montre méfiante et prudente. Peut-être même un peu trop, si bien que son ouverture d'esprit reste discutable. Tu te demandes vraiment ce que l'avenir lui réserve, pour elle : va-t-elle continuer à autant avoir peur du monde qui l'entoure, du regard des autres posé sur elle, des messes basses, des murmures sur son chemin ? Toi, tu ne peux pas comprendre ça. T'as toujours été considéré comme le meilleur de ta famille, le plus talentueux, le plus travailleur. Forcément, que ton chemin a toujours été bordé d'acclamations et de compliments en tout genre. Elle, elle a toujours été seule. Toi, t'as toujours été bien entouré, Alexius. T'as jamais manqué de rien. Tu ne peux pas te plaindre : t'as un beau métier, des parents, tu es jeune. Pourtant, c'est les remords et les questions qui ne cessent de te ronger de l'intérieur.

Tu l'observes longuement, comme figé sur place, pensif. Elle jette un regard inquisiteur au félin désigné plus tôt tandis que tu gardes obstinément tes yeux posés sur sa silhouette. Sa chevelure d'ocre ondule au vent et laisse échapper de lointaines fragrances chargées de souvenirs qu'elle ignore, et des mèches mordorées et pâles ceignent son front blanc. Elle est mignonne, Satine. Elle exprime le visage de l'abstinence et de la paix intérieure ─ mais nuance, car il n'en est pas. Satine, elle se meut avec une candeur désirable qui se lit sur les moindres traits de son visage éthéré. Avec une rage prégnante occultée au plus profond des méandres de son esprit que personne ne pourrait discerner ─ pas même quelqu'un comme toi. Du moins, jusqu'à ce que tu la comprennes. Elle représente ce tempérament solitaire, triste, et ce physique pur et chaste qui ne laisse aucunement transparaître ses émotions les plus corrompues. Elle est jolie, Satine, mais elle garde tout pour elle. Elle est égoïste, peut-être. Mais au moins, vous l'êtes à deux.

Vous vous ressemblez, en fin de compte. Pas énormément, certes, mais vous vous ressemblez quand même. Vous dégagez quelque chose de différent de ce qui sommeille réellement à l'intérieur de vous grâce à des paroles évanescentes et imprégnées d'espoir illusoire. C'est triste.

C'est lorsqu'elle se retourne que tu parviens à sortir de ta rêverie, et que tes traits s'adoucissent, un charme évident éclairant ton visage. Tes yeux se rallument et tu la fixes intensément te sourire, ton esprit en proie à une joie ineffable. Elle te fait part de remerciements auxquels tu réponds par un haussement d'épaule et un rire un peu niais. Autour de vous, le bruit a cessé comme par enchantement. Le chat est parti, les gens ne semblent plus exister ; et vous, vous riez intérieurement, mutuellement.
Tu lui adresses une petite tape sur le crâne, et ses joues rondes gonflent en guise de moue boudeuse. Toi, tu croises les bras, ton regard désormais rivé au loin.

─ Tu n'as pas à me remercier, Satine. J'espère simplement que tu pourras apprendre à t'ouvrir au monde qui t'entoure. Je ne veux pas que ton destin soit réduit à ce que tu restes seule pour toujours. Je serais là pour toi, sois en sûre, tu redresses doucement la tête vers elle, mais je veux que tu aies confiance en toi.

Pourquoi tu rougis ? C'est moi qui te fait cet effet là ?
Tu sursautes doucement à l'évocation de ces paroles. Elle est sarcastique. Elle a quitté son manteau dans lequel elle s'était jusque là refermée, et semble essayer de détendre l'atmosphère. Tu apprécies ses efforts, son autre Elle, parce que tu détestes la voir dans de telles conditions. Cela dit, on te change pas : et c'est en t'extirpant doucement de ses bras que tu lui laisses l'aperçu de tes joues désormais rouges et de ton petit sourire gêné. Décidément, elle s'amusera toujours à t'embarrasser. Elle ne dit pas faux, mais pas tout à fait vrai non plus ─ en réalité, tu n'as jamais vraiment songé à la nature de tes sentiments envers Satine. Si tu devais y réfléchir, là, tout de suite, tu dirais certainement que tu la considères comme une petite sœur de cœur. Frêle, fragile, celle que l'on a envie de protéger et d'arracher aux bras d'un monde qui pourrait déplaire. Mentir serait une bonne solution, mais ça n'fait qu'aboutir à rien, qu'elles qu'en soient les circonstances. Alors, pourquoi, Alexius, tu continues de te mentir à toi-même ?

Cela dit, tu n'en fais rien et c'est dans un rire amusé que tu lui caresses les cheveux. Tu penches la tête ─ doucement, et puis tes yeux se ferment, et tu lui adresses un sourire. Tu ne veux pas qu'elle disparaisse de ta vie, ça non ; mais, si un jour elle découvre la vérité sur toi, continuera-t-elle de t'adresser la parole, de te faire part de ces moments intimes et fraternels comme tu les aimes ? Pourras-tu continuer, toi, de lui montrer cet amour débordant, celui dont tu n'as pas pu faire cadeau aux personnes qui ont su construire ta vie ? Tes yeux se rouvrent, croisent les siens de saphir. Tu penses toujours même lorsque vous profitez d'un moment partagé à deux, et ça, tu n'y peux rien : pourtant, c'est clairement la chose qui te met hors de toi. Ne pas pouvoir contrôler tes pensées, alors que tu pourrais très bien les oublier le temps d'une rencontre avec ta poupée de porcelaine, Satine. Tu claques alors ta langue d'un air réprobateur, détournant le regard. Tes mains s'appliquent toujours à leur tâche initiale, tandis que tu ouvres la bouche pour souffler ces mots.

« Bien sûr que tu me fais de l'effet. Je te vois comme ma petite sœur, celle que je pourrais chérir sûrement jusqu'à la fin de ma vie. Je... ne ressens pas quelque chose d'identique à l'égard de mon frère. Disons que lui et moi, c'est plus spécial. » tu tournes la tête vers elle, assimilant sa petite bouche de feuilles de rose légèrement entrouverte. Tu réfléchis alors à tes mots, ceux que tu viens tout juste de prononcer, et voyant qu'elle n'ose pas répondre, tu te frottes l'arrière du crâne d'un air préoccupé. « Et d'ailleurs, tu devrais arrêter de m'embarrasser autant ! C'est que tu sais y faire, mademoiselle Satine. » finis-tu sur un sourire chargé de malice, la couleur de tes joues s'étant dès à présent estompée.