Nyx le suivit des yeux tant qu'elle put. Il recommençait. À montrer qu'il avait une entière maîtrise de l'espace et des corps, contrairement à elle, qui n'aurait su dire si le sentir dans son dos la rendait nerveuse – une nervosité animale, qui enrageait plus qu'elle n'effarouchait – ou l'impatientait. L'odeur de la cigarette ne la calma pas et ne contribua qu'à lui creuser le ventre un peu plus. Ses paroles, en revanche, réussirent par un mystérieux tour de force à lui arracher l'ombre d'un sourire confiant. Il n'avait pas tout à fait tort. Mais il lui semblait seulement, et tout résidait dans cette nuance. Elle ne jugea pas utile de lui apprendre qu'elle avait là, bien caché sous son blazer, de quoi l'atteindre mortellement à plus de trente mètres. Ni de lui faire remarquer qu'il prenait quelques risques à laisser ainsi sa cravate à portée de main. Elle leva la sienne pour jouer avec du bout des doigts, sans l'agripper toutefois. Il existait tant de façons de soumettre un homme. Et celui-ci avait de surcroît la bonté de les lui inspirer.
Mais c'était hors de propos.

Elle finit par basculer le visage en arrière, le crâne bien calé contre le dossier du canapé pour l'avoir également en ligne de mire. Est-ce que tout le monde le pensait vraiment ? Il lui semblait en tout cas qu'on s'en accommodait à merveille, et c'était justement ce qui lui foutait la gerbe. Quant au risque qu'il prenait... Nyx songeait à ceux qui avaient trouvé la mort pour avoir insisté un peu plus que lui. Un tout petit peu plus. Malheureusement, vivre dans le district 666 avait constitué pour eux une circonstance aggravante.
Enfin sa réponse fut brève, mais n'en contint pas moins une forme d'interrogation – il ne faisait « que » dire, et c'était précisément le problème à ses yeux.

« J'suis trop conne pour penser. Contrairement à toi, j'préfère agir. » La pirouette était paradoxalement un peu dangereuse, et délibérément provocatrice. Ses yeux avaient cependant éloquemment reflété le fond de sa pensée. Elle pensait ce que tout le monde pensait sans oser l'avouer. Elle ne l'avouait pas non plus, d'ailleurs, mais agissait pour que la vérité éclate au grand jour. Il comprendrait, s'il voulait bien comprendre.

Nyx détourna bientôt le regard et sa tête roula de nouveau vers l'avant. Aborder de près ou de loin ses convictions, comme à cet instant, lui donnait toujours le sentiment de marcher sur le bord du précipice. Jusqu'à l'étourdissement. Mais pas encore jusqu'à la chute. Pas cette fois, n'est-ce pas ?

La cravate d'Aiden lui échappa subitement des doigts. Nyx se détendit imperceptiblement, n'eut plus ce poids fantomatique sur les épaules, cette tension tout le long du dos. Elle se remit à respirer calmement. L'angoisse qu'il avait excitée reflua. L'avait-il fait par jeu ? Elle l'ignorait. Mais il lui tardait de récupérer sa mobilité, et de lui ôter ainsi ce pouvoir qu'il s'était insolemment arrogé.

Sa question, quoique tout à fait légitime, lui valut un regard incrédule qui signifiait franchement « Tu crois vraiment qu'j'vais répondre à ça, mon cochon ? » Puis un sourire narquois.

« J'te montrerai si tu veux. » Il n'aurait pas à le vouloir. En dépit de ses mufleries – tout gentleman qu'il était –, et s'il lui avait bien fait comprendre à sa manière qu'il ne suffirait pas de refermer simplement la main sur lui, Nyx se sentait désormais bien trop curieuse à son sujet pour ne pas chercher à lui mettre la tête sous l'eau. Quant à l'inquiétude qu'il manifestait vis-à-vis de ses prothèses et du sort qu'elles subiraient... C'était un vœu pieux. Et il devait bien le savoir, au fond. Sinon, il ne tarderait pas à le découvrir : elle était beaucoup trop – et incorrigiblement – casse-cou pour ne pas finir par les abîmer un jour.

Quand elle prit conscience que le travail d'Aiden touchait à sa fin, elle se mit à trépigner. Le sourire qu'il lui adressa inspira le sien, frémissant d'enthousiasme. L'excitation lui monta candidement aux yeux.

« C'était limite quand tu jouais au con. », répondit-elle sincèrement. « Et j'te préfère à g'noux d'vant moi plutôt qu'dans mon dos. »
… Victime d'une agression mentale, elle eut le bon goût de réprimer le commentaire qui lui chatouilla aussitôt le bout de la langue, et le chassa en secouant légèrement la tête, sourcils froncés. On notera par ailleurs l'immense progrès : Aiden était en l'espace de quelques heures passé de gamine à Mademoiselle. Bientôt, il lui donnerait du Madame, songea-t-elle avec amusement – non.

La connexion au système nerveux enfin établie, elle se tut et ses doigts se crispèrent sur le bord du canapé. Elle eut un petit sursaut dans le ventre. Faute de moyens, son Papa n'avait jamais pu parvenir à un système aussi abouti comprenant une perception satisfaisante des sensations. Comme méfiante – et un peu dubitative –, elle se pencha légèrement en avant et tapota son genou du plat de la main ; puis sa cuisse. Elle en blêmit.

« Oh putain oh putain oh putain. » Nyx se remit debout promptement, bousculant un peu Aiden au passage. Mais l'impulsion de ses premiers pas fut trop importante, et elle tituba comme un bambin ayant tout juste appris à marcher. La fluidité de ses mouvements la surprenait. Si ses anciennes prothèses lui avaient semblé tout aussi – voire plus – légères que celles-ci, leur assemblage ne lui avait pas permis une telle liberté, et la résistance qu'elles lui opposaient alors avait constitué un tout autre genre de poids. L'énergie qu'elle était habituée à déployer depuis la naissance de ses cuisses lui semblait maintenant presque disproportionnée. Elle entreprit donc d'ajuster sa marche à sa toute nouvelle légèreté. Et faillit glapir de joie.

« Mais c'est un truc de ouf. » Elle se retourna vivement vers Aiden. Satisfaite ? Le mot était faible. « J'vais t'sauter d'ssus. Attends. Genre, si j'me cogne, ça fait mal ? J'espère pas. Pis euh, c'est étanche ? Dis-moi qu'c'est étanche. »

Nyx gardait le visage penché sur ses nouvelles prothèses pour les considérer attentivement, un sourire irrépressible aux lèvres. Sensibles, mais sans douleur. Et étanches. Son Papa n'en reviendrait pas. Elle-même qui était pourtant totalement hermétique à la fièvre des membres bioniques éprouvait comme une consolation – passagère – à la perte définitive de ses jambes.

« Elles sont canons. », conclut-elle après avoir sifflé longuement d'admiration.

Puis elle revint près du canapé pour remettre ses bottes et s'emparer de son sac, prête à régler l'addition.
Ou pas.
Ses yeux lui mangèrent le visage à la vue du montant qu'il réclamait. Et très étrangement, elle ne perçut pas du tout la nuance amicale de son sourire.

« Trop aimable, monsieur. », déclara-t-elle avec une moue dépitée. « À c'prix-là, j'espère qu'elles sont garanties à vie et qu'tu m'feras toutes les réparations gratos. » Quelque chose lui disait qu'il allait lui sourire à nouveau et que ce sourire équivaudrait cette fois à un doigt bien tendu. Elle froissa la feuille de papier, la jeta sur Aiden et s'approcha du plan de travail pour y aligner deux liasses de billets. On évitait les transactions numériques, dans le district 666.
Après une courte hésitation, elle décida de ne pas sortir les deux autres liasses de son sac. Sans doute chercherait-elle un expédient pour ne pas payer le reste. Elle avait bien eu l'idée de se barrer en courant, mais il savait où la trouver. Et elle n'était pas encore disposée à se débarrasser de lui.

« Va pour payer en plusieurs fois. », sourit-elle en lui faisant de nouveau face. Elle eut même un « Merci. » qui, bien sûr, lui troua douloureusement le cul. « Et si jamais t'as b'soin d'faire une course dans les districts un jour, fais-moi signe. » L'air de dire qu'elle en doutait. Enfin elle consulta distraitement l'heure. Il était temps pour elle de rentrer et de dormir tant qu'on le lui permettrait.
Après avoir adressé à Aiden un vague salut militaire, elle s'en alla en claquant la porte un peu plus fort que la première fois. Pas d'insultes. C'est sans doute qu'elle était bel et bien satisfaite, au fond, en dépit du prix exorbitant des merveilles qui lui servaient maintenant de jambes.

[RP clos pour moi, a priori ! Si jamais tu veux ajouter ta patte... En tout cas merci, c'était super !   Et à bientôt pour de nouvelles aventures ]