summary of my life

Seul le grattement ininterrompu de la plume sur le papier rompt le silence de la pièce. Le nez collé sur son ouvrage, la vieille remplie inlassablement d’interminables colonnes de chiffres. Le dos rond, posture peu élégante, elle lève de temps à autre le menton pour confirmer sa solitude. Elle tient, il faut dire, à sa réputation de femme inflexible, de bonne éducation. Dans ce visage parcheminé se creusent des ridules et des plis pour toute une vie, plus qu’il n’en faut à une seule personne. Les sillons naso-labiaux, les pâtes d’oie qui parachèvent ses yeux dessinent le sommaire de son existence. Les chapitres ont pour titres des énigmes et apportent chacun leur lot d’aventures inattendues.  L’éclairage à la bougie ne rend pas grâce aux vestiges de sa beauté enfuie, peu lui importe sans doute, elle n’escompte plus séduire. Il ne demeure que la dignité pour déplisser les vagues de son front.

Pour l’heure, les petits yeux intelligents et vifs de la vieille planent sur son ouvrage à la recherche d’erreurs inexistantes. Lorsqu’elle constate avec satisfaction qu’elle ne s’est pas trompée, elle tire à elle une autre position de compte –aussi encombrante que lourde-. Ses cheveux vaporeux, coupés courts sur sa nuque forment autour de ses traits implacables un nuage cotonneux et bienveillant. L’âge n’a pas eu raison de sa coquetterie, quatre épingles c’est encore trop pour qualifier le soin drastique qu’elle accorde à son apparence chaque matin. Un simple regard suffit pour comprendre qu’elle est de la vieille école.

Claquement de langue agacé, un nouveau gouffre apparaît entre ses deux yeux, elle constate les lacunes d’un illustre prédécesseur. Son intolérance a de quoi faire froid dans le dos. Elle marque la page et poursuit sa lecture, léchant le bout de son doigt pour mieux saisir les coins de page. On dit d’elle qu’elle est increvable, qu’elle vit depuis plusieurs centaines d’années déjà. Cette femme qui fait frémir les marmots a décidément tout d’une sorcière. Elle fait peu de cas de ces remarques : les préoccupations d’Alecto sont celles d’adultes avisés. Les responsabilités ne souffrent aucune hésitation et sa raideur lui a souvent valu des remarques. Elle n’a pas toujours été ce genre de femme.

Une autre vie aurait peut-être rendu ce cœur de pierre doux et réceptif à l’affection d’autrui. Mais elle ne sait pas faire preuve d’empathie, elle écarte méthodiquement de sa vie tous ceux qui n’ont pas de raison valable d’en faire partie. Un jour elle a aimé. C’était il y a longtemps, une éternité. Elle a fui le ciel et sa justice implacable, renonçant à son titre de noblesse pour échapper à la lourde sentence qui lui pendait au nez. Elle n’en parle jamais mais s’en souvient comme si c’était hier. La jeunesse fait de réelles merveilles, les blessures d’orgueil ont été rapidement pansées. En ce temps-là, elle s’appelait Adelaïde, elle avait une quinzaine d’années. Parfois, au cœur de la nuit, des considérations de ce temps révolu s’immiscent dans ses rêves. Elle a trahi, a refusé de se soumettre avec les siens. Abandonner, il faut dire que la vieille a longtemps été une virtuose dans ce domaine : elle traverse l’existence comme une balle de revolver, sans un regard en arrière pour ceux qu’elle a laissé de côté. Alors les liens du sang, cette famille qu’elle n’avait pas choisi, Alecto s’est empressée de l’oublier.

Plus d’encre, elle tire le fauteuil sans écouter les protestations de ses muscles et de ses vieux os. Il doit en rester une réserve, quelque part sur les étagères les plus hautes. Elle n’et pas assez grande pour les atteindre. Il a fallu attendre la maternité pour qu’elle éprouve le sentiment de responsabilité. Bien après son intronisation parmi les nomades. Elle s’étonne aujourd’hui encore de leur prévenance à son égard : qui aurait accepté de faire confiance à une fuyarde ? Un sourire angélique en a sans doute inspiré plus d’un. Le fait est que sa fuite a pris fin lorsqu’elle a trouvé parmi eux la promesse d’une vie délicieusement instable et d’un travail –ce à quoi sa parentèle ne l’avait vraisemblablement pas destinée-. Une cicatrice de-ci de-là, un os mal ressoudé, une aptitude naturelle à se défier de tout.
Un tabouret qui se trouvait là fait parfaitement l’affaire, elle se hisse avec peine dessus, tâtonnant d’une main hasardeuse à la recherche de son butin. La situation a quelque chose de risible, qui aurait pu croire que le plus insurmontable des obstacles eut été d’atteindre une étagère trop haute ?

Son nom lui venait du premier vagabond dont elle avait fait la connaissance et pour lequel –elle se mentait encore à elle-même- elle avait accepté d’être introduite. Bribes d’une antique culture, perdue depuis bien longtemps et qui, on ne savait trop comment, avait été portée à sa connaissance, c’était un nom parlant, il résumait assez bien son tempérament bouillonnant et intrépide. Des qualités que le temps n’avait pas amoindries, même si la vie n’avait pas toujours été tendre avec elle. Donner le jour à son deuxième enfant la contraignit à se retirer du terrain. Non qu’elle se soit lassée de ses fonctions… elle subissait les répercussions physiques de la naissance, celle-là même qui avait fait apparaître une ride sévère en travers de son front. Elle regrette la dégradation de son corps.

Mais c’est le premier acte concret de sa vie, elle se flatte d’avoir su élever sa marmaille qui est parvenue à l’attendrir un peu en retour. Elle frictionne le flacon poussiéreux avec son mouchoir, s’attable à nouveau devant son ouvrage. Il n’est pas un bouchon de liège qui ne résiste à ses mains habiles et précises. Celui-ci s’ouvre avec complaisance dans un bruit satisfaisant. C’est de cette manière qu’elle s’est rendue auprès des marchands. Vieille de la vieille, il fallait lui reconnaître un certain talent quand il s’agissait de négocier. Très vite, on osa plus rire de son air sérieux et de son regard inquisiteur. C’est assez naturellement qu’au terme d’une quarantaine d’années de service, elle avait pu présider au Conseil des Marchands. Il persisterait toujours cette interrogation muette, car elle n’était pas du sang des nomades, mais après tout, elle avait donné la vie à certains d’entre eux, et qu’était-ce que le sang des nomades si ce n’était le mélange de tous les sangs ? On avait pas contesté sa position, beaucoup étaient trop jeunes pour se rappeler qu’un jour elle n’avait pas été des leurs.

Une irrésistible envie de tabac l’étreignait à présent. Alecto ne voulait pas prendre le risque de fiche en l’air le travail des livres de comptes. Comme souvent, la prudence le dispute au désir. Elle livrerait stoïquement cette bataille pour quelques heures encore, jusqu’à ce que le jour se lève.